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Le rétablissement antipode.

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« Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique qui conçoit négativement le bonheur, toute métaphysique, toute physique qui envisagent une finale, un état définitif quelconque, toute aspiration, surtout esthétique ou religieuse, à un à-côté, un au-delà, un au-dehors, un au-dessus, autorisent à rechercher si ce ne fut pas la maladie qui inspira leur philosophe. On travestit inconsciemment les besoins physiologiques de l’homme, on les affuble du manteau de l’objectivité de l’idéal, de l’idée pure; on pousse la chose si loin que c’est à faire peur; et je me suis demandé bien souvent si la philosophie, en gros, n’a pas été jusqu’à ce jour une simple exégèse du corps, une simple méprise du corps. Derrière les plus hautes évolutions éthiques qui ont guidé jusqu’à présent l’histoire de la pensée se cachent des malentendus nés de la conformation physique soit d’individus, soit de classes, soit enfin de races entières. (…)
J’attends toujours qu’un médecin philosophe (…) ait enfin le courage de pousser mon soupçon jusqu’à sa dernière conséquence et ose dire: il ne s’est agi jusqu’ici dans aucune philosophie de « vérité », mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie … »

Nietzsche – Le gai savoir ; préface à la deuxième édition.

hold_on_to_earth_by_jodelidojootjeIntroduction

Bien qu’étymologiquement définie comme étant un amour de la sagesse, la philosophie s’est, au cours de son histoire, détachée de ses racines inquiètes pour se présenter de plus en plus comme une science, un ensemble de connaissances considérées comme « vérité » dont le plus solide fondement se trouve chez le premier penseur qui a placé ces fondations dans le ciel, au-delà des limites du monde sensible. Platon, puisque c’est de lui qu’il s’agit, pourrait être considéré comme le père de l’idéalisme ; s’il est pourtant reconnu en occident comme le père de la philosophie c’est bien qu’on a pris l’habitude de voir en l’idéalisme et en la philosophie un seul et même mouvement ; la sortie de la caverne des impressions sensibles telle que la décrit le Livre 7 de la République est alors devenue le modèle de toute démarche de cheminement vers la vérité. Ainsi, depuis l’Antiquité, la pensée a pris l’habitude de travailler en regardant toujours dans le rétroviseur des idéaux. Un peu comme un « bon élève » répond aux questions d’une interrogation en se référant aux bonnes réponses que le maître connaît, les philosophes pensent en ayant comme référence la vérité qu’il s’agit d’atteindre, et qui existe indépendamment de ce que les hommes pensent. Parce que cette forme de pensée est compatible avec la vie religieuse, elle s’est répandue de manière quasi exclusive et a constitué la fondation sur laquelle on a construit la culture européenne, dont on sait qu’elle aura pour destin de se prétendre universelle. Malgré tout, il y a toujours eu des penseurs qui refusaient de penser sous l’éclairage de la Vérité ; Nietzsche fait partie de ceux-ci, et c’est la raison pour laquelle le platonisme a, par bien des aspects, constitué l’ennemi qu’il fallait abattre pour proposer une nouvelle forme de pensée, à ses yeux plus ambitieuse. Dans la préface à la deuxième édition de son Gai Savoir, il va dresser les éléments essentiels de sa critique de l’idéalisme, en voyant dans cette référence à des idéaux supérieurs le symptôme d’une maladie dont seul un véritable philosophe pourrait être le médecin. En effet, en refusant de penser selon des idées qui surplomberaient le monde, il est nécessaire d’interpréter l’idéalisme lui-même selon la matière, et c’est dans le corps lui-même que Nietzsche va repérer les causes profondes de cette pensée convalescente. Notre travail consistera à expliquer comment fonctionne l’analyse menée par Nietzsche, à établir sur quelles raisons s’appuie sa condamnation de la pensée éclairée « du dessus », pour déterminer dans un second temps quelle validité on peut donner à cette remise en question.

1 – Explication linéaire

A – Les valeurs renversées

L’entrée en matière de Nietzsche est provocatrice ; on aurait pourtant tort de ne voir là qu’une proposition visant à choquer les esprits trop sensibles. Derrière une affirmation telle que « Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre (…) autorise(nt) à rechercher si ce ne fût pas la maladie qui inspira leur philosophe », il ne faut pas voir une attaque en règle de la paix à laquelle il s’agirait de préférer la guerre. Ce qui est ici en accusation, ce n’est pas la paix en tant que situation concrète dans laquelle un peuple se trouverait, mais c’est l’idée même de la paix comme horizon vers lequel l’humanité devrait comme un seul homme se tourner et cheminer. Ce qui montre que c’est bien l’idée de la paix qui est attaquée, et non la paix elle-même, c’est que la première phrase est principalement composée d’exemples de ce type : la paix tout d’abord, puis le bonheur, pour ensuite stigmatiser toutes les pensées qui visent un accomplissement final, une fin de l’histoire, une ligne d’arrivée. Ces pensées sont évidemment pratiques, puisqu’elles donnent des objectifs clairs à l’humanité. Pour Nietzsche, elles n’en sont pas moins erronées, et dangereuses car, persuasives, elles parviennent à entrainer dans leur sillage des êtres humains qui, par handicap, vont adhérer à leurs préceptes et suivre leurs lumières. Ces éléments permettent d’affirmer que ce n’est pas la religion qui est ici avant tout visée, même si celle-ci est citée dans cette première phrase (mais c’est en fait pour réduire la philosophie idéaliste au simple stade religieux, c’est-à-dire au stade de la superstition dans la logique nietzschéenne), sinon Nietzsche aurait clairement fait référence aux dieux ou aux sacrements. C’est la religion laïque qu’est l’idéalisme, la croyance aux idéaux qui est attaquée, parce que de manière pathologique, elle sécrète « un à-côté, un au-delà, un au-dehors, un au-dessous » (on remarquera comment cet « au-dessous » permet à Nietzsche de reprendre la conduite de cette énumération pour la discréditer, propos confirmé par la suite de la phrase qui fait preuve d’une violence étonnante pour un propos philosophique, néanmoins habituelle chez cet auteur) qui fait l’objet de l’ironie nietzschéenne.

B – L’image de la maladie

Mais cette ironie, au lieu de perdre en intensité par la suite, va être renforcée par la manière dont le texte va expliquer cette tendance à s’accrocher au ciel des idées. En effet, il va s’agir désormais de faire de l’idéalisme le symptôme d’une santé déficiente, d’une pathologie inconsciente, d’un corps défectueux. Ce qui pouvait sembler être une boutade dans la première phrase (qu’on pourrait lire ainsi : « l’idéalisme serait une idéologie de malades ») devient une hypothèse sérieuse dans la seconde : des individus dont les corps souffriraient de besoins physiologiques douloureux transformeraient leurs souffrances en discours qui prétendraient exprimer la vérité. Présentée ainsi, la thèse semble étrange. Pourtant, en se retournant sur l’histoire, on n’a pas de mal à trouver des domaines dans lesquels on voit ce processus à l’œuvre : Ce qu’on appelle « morale sexuelle », par exemple, est un ensemble d’interdits dont on peut s’étonner qu’ils portent sur ce qui dans le corps est justement si puissant et si agréable. Très vite, on travestira le plaisir en changeant son nom (en le travestissant, en somme) : on l’appellera « mal ». Quand on ne l’éradiquera pas physiquement, on le taira en espérant que le corps l’oublie (ce qu’il fait parfois, mais Freud montrera que c’est alors la névrose qui prend le nom de « santé »). Il n’est pas absurde de noter que, si la pulsion sexuelle pose problème, c’est tout de même avant tout parce qu’elle est une ouverture à autrui, vers qui elle nous pousse à nous tourner. Or c’est toujours un danger que craignent les timides, les peureux. Ceux-ci auront tôt fait de condamner ce qu’eux-mêmes n’osent pas faire, et le feront d’autant plus que leur propre faiblesse pourra dès lors se faire passer pour un courage. On prétextera donc qu’il faut se protéger, et la meilleure manière de le faire, c’est de borner les comportements avec des interdits moraux, dont la justification ne peut pas trouver de meilleure source que l’au-delà, parce que c’est une source que peu oseront remettre en question. C’est ce qu’on fait avec les enfants : parce qu’ils sont physiquement fragiles, on les protège par des interdits. Mais comme ils ne sont pas capables de comprendre la raison d’être de ces interdits, on dresse autour d’eux les barrières de l’imagination, qui ont pour but de soutenir, au-dessus de leur tête, un monde supérieur dans lequel les règles sont édictées sans être discutées (on les présente comme universelles, en somme, comme « vraies ») et doivent être respectées. C’est ainsi que des faiblesses physiques, des incapacités, deviennent des idéaux de pureté, de morale, d’innocence, autant de concepts vides, vers lesquels ceux qui croient en leur réalité se tournent sans jamais pouvoir les atteindre, ce qui permet à ceux qui ont accroché ainsi au ciel de tels horizons et qui les ont désignés comme des « valeurs » de reprocher à tous de ne pas assez s’en approcher. C’est ainsi que s’articule ici la démarche de Nietzsche, qui a donc quitté le terrain de la simple attaque polémique pour construire une contre proposition philosophique, qui prétend donc que pour penser de cette manière, il faut être déjà malade (au sens où il faut être déjà dans la gène du corps, mal à l’aise), et que la pensée elle-même devient alors une manière d’affirmer que l’infirmité doit désormais constituer la norme. Et c’est là la raison pour laquelle Nietzsche affirme facilement qu’il faut protéger les forts contre les faibles, car ces derniers ont toujours tendance à faire de leurs faiblesses une norme, afin d’empêcher les plus forts de se réaliser pleinement, ce qui rappellerait en permanence aux faibles leur infirmité. En somme, l’idéalisme, c’est l’infirmité qui se fait passer pour la santé, ce qui implique bien sûr de faire passer la santé pour malade. C’est cet incroyable renversement des valeurs que décrit Nietzsche, au cours duquel des difformités physiques diverses ont pris l’apparence des « plus hautes évolutions éthiques », de valeurs auxquelles l’humanité devrait adhérer dans une nécessaire communion. C’est cela, « l’exégèse du corps » : une pensée qui n’est rien de plus qu’un commentaire permanent du corps et de ses incapacités, et ce sera le travail de Nietzsche que de retracer les liens de cause à effet qu’il y a entre les infirmités de l’homme et les valeurs auxquelles il adhère d’autant plus volontiers qu’elles constituent autant d’interdits qui ne limitent que les forts, les faibles ne faisant que traduire leurs propres incapacités en interdits universels. Or les faibles ont au moins une chance : ils sont nombreux. En d’autres termes, il y a en nous une puissance, une volonté qui nous pousse en avant, une soif de vivre dont notre corps lui-même est théoriquement l’expression. Mais c’est en nous aussi que règnent les blocages qui vont freiner cette ascension, cette belle aventure que peut être la vie du corps. Or, pour lier ce que nous venons d’expliquer avec le début du texte, et éclairer celui-ci d’une nouvelle lumière, cette aventure qu’est notre puissance passant à l’acte, sans être nécessairement une guerre, n’est néanmoins pas le calme de la paix. Aussi, ce qu’il faut entendre ici, pour résumer, c’est que la paix, en tant que valeur, risque d’être imposée comme idéal par tous ceux qui n’ont ni la force, ni la volonté de faire la guerre. Mais être pacifiste par faiblesse, c’est d’abord être faible, et ensuite transformer cette faiblesse en morale, simplement par décret, c’est-à-dire en l’occurrence par mensonge. En ce sens, il n’y a pas pire pacifistes que ceux qui n’oseraient pas faire la guerre.

s__enfuir_by_calimerotte34C –La nécessité d’appeler le médecin

Si la plus haute pensée est malade (un peu à la manière de ces caricatures de la maladie mentale, qui nous présentent des « fous » se prenant pour Napoléon, on aurait ici une pensée débile (c’est-à-dire, étymologiquement, « faible ») qui se prendrait pour la plus haute forme de culture que l’humanité puisse viser, à ceci près qu’elle réussirait, elle, à convaincre non seulement l’asile, mais aussi le monde entier, qu’elle est en parfaite santé), il lui faut un médecin. C’est ce secours qu’appelle Nietzsche, suivant ici la logique de la mise en scène de sa propre pensée. Or, puisque c’est une pensée qu’il faut soigner, c’est un philosophe qui est appelé au chevet de la philosophie, pour la ramener non pas à la raison (parce que, si elle est folle, c’est justement parce qu’elle raisonne), mais à la réalité. La manière dont Nietzsche décrit l’arrivée de ce médecin est intéressante, car en quelque sorte, comme on a besoin d’un psychanalyste pour parvenir à dire quelque chose qui est là, mais qui ne sort pas, il s’agit dans cette dernière phrase de constater ce qui constitue la conséquence de tout ce qui précède, mais qu’on n’ose pas s’avouer : l’abandon de la vérité. Certes, on pourrait interpréter cette phrase comme un diagnostic provisoire : « il ne s’est agi jusqu’ici dans aucune philosophie de ‘vérité’ », ce qui laisserait supposer que désormais, grâce à Nietzsche, la philosophie pourrait enfin prétendre à la vérité. Mais une telle interprétation ne serait pas logique, car il s’agirait alors de reproduire le schéma de pensée que ce texte discrédite. Parler de vérité, c’est en effet affirmer qu’il y a un jugement qui doit être tenu, tout simplement parce que c’est ce jugement qui est conforme à ce qui doit être pensé, parce que c’est l’Idée vers laquelle toutes les pensées, tous les énoncés et toutes les mœurs doivent converger. En d’autres termes, chercher la vérité en croyant pouvoir l’atteindre, ou en se reprochant de ne pas l’avoir encore rejointe, c’est être idéaliste. Par conséquent, si c’est un médecin qu’appelle Nietzsche, c’est parce que le diagnostic à effectuer est grave, tant et si bien que c’est tout juste si ce n’est pas un médecin légiste qu’on fait venir au chevet de la philosophie. Pourtant, les derniers mots laissent au contraire penser que ce n’est pas d’une mort qu’il s’agit, mais d’une naissance : « santé, avenir, croissance, puissance, vie », c’est la vie qui est ici décrite, et c’est un accoucheur qui est réclamé. Si on voulait jouer avec les références, on pourrait dire que si Platon, lui qui a congelé la philosophie occidentale dans la forme éternellement cryogénisée du monde intelligible, est visé par la violence de l’attaque nietzschéenne, c’est pourtant le maïeuticien qu’est Socrate qui semble appelé pour mettre la philosophie au monde. Prenons l’expression au sérieux : « mettre au monde », c’est installer l’homme au sein du monde, valider le fait que c’est ici qu’il a à vivre, et pas ailleurs. En d’autres termes, c’est exactement l’inverse de ce que propose l’idéalisme, qui ne cesse plutôt de « démettre » l’homme du monde. En somme, cesser de ne vivre que pour la vérité, c’est cesser de mourir, se planter pour de bon dans ce monde, être pleinement ce corps, ne plus le mépriser ni le commenter du dehors, mais tout simplement, l’être.

Transition

Ainsi, derrière un aspect très polémique et une attaque de l’idéalisme qui peut sembler au premier abord excessive et injuste, Nietzsche pose, en peu de lignes, un problème qui, comme on vient de le voir, est suffisamment sérieux pour avoir été soigneusement évité depuis que Platon sembla lui avoir apporté une réponse trop définitive pour être vraie. Reste néanmoins que la violence du texte, la radicalité du diagnostic, qui ne s’encombre pas de précautions, ni d’enrobage poli, n’est pas qu’une mise en scène, et qu’on peut se demander si une telle volonté de détruire la philosophie telle qu’elle s’est constituée en occident, est légitime. En d’autres termes, on peut se demander s’il est tout à fait justifié d’abandonner pour de bon toute prétention à la vérité, et s’il faut oublier la pensée de tous ceux qui ont cru l’avoir plus ou moins définitivement atteinte. Or, curieusement, on va constater qu’en affirmant cela, Nietzsche ne fait finalement rien d’autre que réactualiser la philosophie telle qu’elle s’était définie à ses propres origines.

2 – Mise en perspective

A – Une telle conception de la philosophie est elle vraiment nouvelle ?

Tout d’abord, on peut se demander ce qu’il y a de si révolutionnaire à affirmer que la philosophie doive renoncer à la vérité. A bien y regarder, dans la manière dont elle fut définie et pratiquée jusqu’à Socrate (inclus), elle était bel et bien caractérisée par l’absence de vérité, puisque c’est sur ces fonds baptismaux habités par le vide qu’on lui a donné son nom : amour de la sagesse. Or si la sagesse implique la connaissance absolue, et si l’amour ne peut jamais être une possession, le philosophe a bien choisi de se désigner lui-même comme celui qui ne possède pas la vérité. Ainsi, c’est bien parce que Socrate constate que sa sagesse consiste précisément dans le fait de ne pas posséder la sagesse qu’il parvient à ouvrir les yeux sur ses contemporains, qu’ils soient religieux, sophistes, ou bien tous ceux que nous appelons maintenant « présocratiques » : tous sont dogmatiques, ou font mine de l’être alors qu’il suffit de les interroger avec un peu d’ironie pour faire tomber leur assurance et mettre à nu leur ignorance. Aussi, lorsque l’oracle de Delphes désigne Socrate comme le plus sage des hommes, c’est comme si soudainement tout était mis à sa juste place, bien que tout semble soudainement inversé : ceux qui semblent savoir ne savent pas, et celui qui ne sait pas, finalement, sait la seule chose qu’il faille savoir, et qui n’est pourtant pas cette vérité que les autres visent. Dans la perspective tracée par Nietzsche, on peut alors considérer que Platon sera celui qui mettra de nouveau la pensée à l’envers, tout en semblant être le plus fidèle disciple de Socrate. Tout d’abord, il écrit. Or cette manière d’inscrire pour toujours la pensée dans des écrits fige le mouvement et enlève à la pensée l’instabilité qui constitue sa vie. D’autre part, dans les écrits de Platon, la pensée se fige d’autant plus que ses dialogues installent un véritable système de pensée, qui va devenir le système d’exploitation de la pensée européenne, et ce jusqu’à Nietzsche (à supposer que celui-ci ait vraiment stoppé et désinstallé ce programme, ce dont on peut douter). Pour autant, ce que ce texte remet en cause, c’est la manière dont la philosophie s’est développée à partir de la trahison platonicienne, trajectoire unique, totale, qui n’enlève rien au fait que l’idéalisme n’est qu’une pensée, même lorsque celle-ci prétend être LA pensée. C’est ce que Nietzsche montre, et ce faisant il revient vers la conception originelle de la philosophie, qui est avant tout un élan vers l’in-connu, une audace.

reverse_flat_by_orlong1B – La mort de la philosophie envisagée comme une résurrection.

Mais Nietzsche est tout à fait conscient que sa propre pensée ne signe pas la mort de la philosophie, et qu’elle constitue plutôt sa véritable renaissance. En effet, à la lecture de ce texte, comme souvent chez cet auteur, on se trouve confronté à des ambiguïtés. En particulier, ici, on a du mal à discerner si la vérité est ce que les philosophes ont cru chercher sans y parvenir (ils auraient simplement pris autre chose pour la vérité) ou si le fait même de chercher la vérité constitue leur erreur. Seule une confrontation entre cette phrase et ce qui précède permet de repérer que c’est la seconde option qui est ici pertinente. De la même manière, on a du mal à discerner si ce qui est condamné, c’est la philosophie toute entière, ou bien la manière dont Platon l’a développée. En réalité, ces ambiguïtés sont tout à fait cohérentes. En effet, c’est bel et bien la fin d’une certaine philosophie qui est réclamée ici à travers la condamnation de l’idéalisme. Mais simultanément, puisque cette forme de philosophie s’était imposée comme la forme idéale de la philosophie, aux yeux de l’histoire, cette remise en cause constitue une destruction de toute la philosophie, c’est-à-dire de tout l’édifice philosophique européen, en tant que celui-ci s’est construit selon la règle, les dogmes et le canon idéaliste. Mais pour dépasser cette mise à mort de la discipline, il faut se souvenir que la forme platonicienne était en fait un leurre, une ombre qui s’est présentée comme l’objet dont elle n’était que l’image déformée. Ainsi, nier cette image, c’est remettre au devant de la scène le véritable esprit de la philosophie, qui est avant tout l’abandon de la prétention à posséder la vérité ; et si le platonisme réclama le détachement du corps, le renversement nietzschéen réclamera qu’on y revienne, et qu’on écoute en lui cette puissance qui a soif « de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie ». En somme, malgré les apparences, l’idéalisme et le corps ont poursuivi les mêmes objectifs, simplement, l’idéalisme les a poursuivis « en négatif », en niant les poursuivre, en somme sans savoir qu’elle les suivait, suivant en cela le modèle de quête qu’est le désir, dont on ne sait jamais vraiment ce qu’il cherche à travers les objets qu’il vise. Après tout, si on dit du désir qu’il dépasse les objets sur lesquels il croit se fixer, on peut considérer comme logique qu’à l’inverse, quand l’idéalisme désire l’abstrait, il se trompe lui aussi d’objet, et que ce soit le corps qu’il ait en ligne de mire, sans le savoir (Nietzsche le précise, d’ailleurs : c’est « inconsciemment » que ces processus de travestissement du désir ont lieu). Et c’est cette dénégation qui constitue finalement le plus beau témoignage de l’importance que ces valeurs (« réelles », celles-ci, puisqu’enracinées dans le corps, à la différence des fausses valeurs telles que la paix, le bien, etc.), quoiqu’il arrive, avaient. On comprend mieux pourquoi cette dernière phrase est donc ambiguë : c’est tout simplement parce qu’elle soude sur un même mouvement des attitudes qui semblent partir dans des directions diamétralement opposées. C’est finalement là que je noue toute l’ambiguïté de ce qu’on appelle le nihilisme : en apparence, il s’agit de détruire les valeurs passées, mais cette destruction ne se fait pas dans le vide, et il y a chez Nietzsche la volonté de remettre le monde à l’endroit, ce qui implique de ne pas refuser que le monde ait un sens. Le nihilisme nietzschéen n’est donc pas un abandon, c’est au contraire l’expression de la plus exigeante des volontés. Le médecin philosophe n’a dès lors pas besoin de faire des miracles : en énonçant son diagnostic, il n’a finalement rien de plus à faire qu’inviter la philosophie à revenir à elle-même, et à reprendre ses esprits.

Conclusion

C’est donc à un curieux mouvement que nous convie ce texte. Envisagé au départ comme une de ces virulentes attaques dont Nietzsche a parfois le secret, le propos s’est peu à peu creusé jusqu’à concerner l’histoire même de notre pensée, et les perspectives qu’elle avait peu à peu perdues, et qu’il se propose de révéler derrière le rideau de fumée idéaliste. Mine de rien, dans ces quelques lignes qui sont extraites d’une préface non moins énigmatique, c’est le destin de la pensée humaine qui est questionné, ou plus précisément l’aptitude que cette pensée a de se concevoir elle-même comme une volonté à l’œuvre et non comme un destin subi, devant lequel elle serait courbée dans le nécessaire respect de valeurs qui s’imposent à elle du dessus sans jamais se laisser pleinement attraper. Nous avons été des Tantales, les pieds dans ce que nous concevons comme un marécage, les yeux tendus vers cette pomme offerte à notre regard, qui se refuse pourtant à notre main, inaccessible, interdite. A force de ne pas obtenir ce vers quoi nous tendons le bras, nous accusant nous-mêmes de ne pas l’atteindre, on pourrait décider que le fruit désiré n’existe tout simplement pas, et qu’il est un leurre qui nous fait croire que l’essentiel est ailleurs, ce qui nous détourne de ce qui est là. En somme tout l’intérêt de ce texte, et de la pensée de Nietzsche en général, c’est de proposer de mettre la philosophie, et l’homme par la même occasion, sur leurs pieds, alors que l’idéalisme semble avoir espéré les faire marcher sur la tête.

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